La justice de genre et son rôle crucial dans la lutte contre l’élevage industriel
Par Andrea Echeverri
Dans le cadre de nos efforts collectifs pour lutter contre les défis multiples posés par l’élevage industriel, un aspect essentiel reste souvent dans l’ombre : la justice de genre. Alors que les approches traditionnelles tendent à considérer la faim et la malnutrition, l’exposition aux pesticides, la résistance aux antibiotiques, la spéculation sur les denrées alimentaires, la production alimentaire axée sur l’exportation, le remplacement des aliments nutritifs locaux par des cultures génétiquement manipulées et la dégradation de l’environnement comme de simples vestiges de stades de développement antérieurs ou d’échecs personnels, une analyse plus nuancée révèle que les problèmes en question ont des racines bien plus profondes.
Le monde produit suffisamment de nourriture pour alimenter la population actuelle et jusqu’à une fois et demi son nombre, et pourtant des centaines de millions de personnes souffrent de la faim. L’idée fausse selon laquelle des décisions individuelles erronées sont la cause principale de la perte de terres, des bas salaires, de la précarité économique et de la dépossession de millions de familles dans les campagnes, avec des conséquences particulièrement négatives pour les femmes, ainsi que de la pollution et de la déforestation, masque le véritable problème : le monde ne manque pas de nourriture, il souffre plutôt d’un surplus d’injustices. Il n’est plus acceptable de concevoir l’agriculture comme un système de reproduction du capital plutôt que de reproduction de la vie. Ces injustices sont présentées comme des défaillances du marché, qui peuvent être corrigées grâce à un meilleur accès à l’information ou à l’innovation technologique, comme l’agriculture intelligente face au climat.
Le monde ne manque pas de nourriture, il souffre plutôt d’un surplus d’injustices
Bien que les décisions personnelles et l’accès à l’information soient des facteurs incontournables pour construire un monde meilleur, dans l’actuelle structure systémique du système alimentaire, les actions individuelles ne sont pas suffisantes pour remédier à la faim, à la maladie, à la pauvreté et à la destruction de l’environnement. Le discours qui met l’accent sur les décisions individuelles et la technologie comme seuls remèdes ne tient pas compte des structures systémiques inhérentes au système alimentaire. Le système agroalimentaire est étroitement lié à la classe sociale, au genre et à l’ethnicité, perpétuant une matrice de domination capitaliste, patriarcale et coloniale qui sous-tend l’inégalité d’accès aux moyens de subsistance, à des conditions de travail sûres et à un environnement sain. Au lieu d’aider à tracer la voie vers un avenir juste et équitable, ce discours mensonger et pernicieux nous maintient dans le carcan des injustices historiques.
Il est indispensable de mettre en lumière la dimension patriarcale du système agroalimentaire mondialisé. Comme le fait remarquer Vandana Shiva, « de la semence à la table, toute la chaîne alimentaire est genrée ». Cette approche nous incite à considérer le genre non du point de vue des identités individuelles, mais comme un « système qui structure des relations de pouvoir, une distribution, une voix et des droits inégaux », comme l’indique une publication récente du Third World Network.
Historiquement, dans le cadre de la division sexuelle du travail, la production alimentaire incombe principalement aux femmes, qui récoltent, cuisinent, transforment et servent les aliments, dans le respect du soin et de la diversité. Cependant, l’économie alimentaire des femmes n’a pas été reconnue comme un travail productif, et la domination patriarcale, qui s’exerce depuis des millénaires mais qui s’est accentuée avec le pouvoir croissant du secteur privé, leur a refusé l’accès aux moyens et aux ressources nécessaires pour continuer à reproduire les semences, les connaissances et les aliments eux-mêmes. Ces redéfinitions ont également affaibli l’action des femmes et leur capacité à participer aux processus décisionnels, à assumer des rôles de direction et à promouvoir l’action collective, étant donné que les luttes des femmes sont généralement à la croisée des systèmes d’inégalité fondés sur la race, l’identité de genre, l’appartenance ethnique, la classe et d’autres formes de discrimination.
Alors que les femmes jouent un rôle déterminant dans la production de 50 % des aliments de la planète, elles ne possèdent que 2 % des terres. Cette disparité entre les genres apparaît de manière flagrante dans les statistiques relatives à la faim et à la malnutrition. Le fossé entre les genres est clair : les femmes constituent la majorité des personnes souffrant de la faim, soit 150 millions de plus que les hommes en 2021. En outre, dans le secteur de l’élevage, les femmes possèdent moins d’animaux, et généralement de petits animaux tels que des porcs ou des volailles. Ce déséquilibre les prive non seulement d’autonomie économique, mais aggrave également la faim dans le monde. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime qu’en accordant aux femmes rurales un accès équitable aux ressources, on pourrait nourrir 150 millions de personnes supplémentaires.
Les interconnections entre le capitalisme patriarcal, le contrôle corporatif, la croissance illimitée et la dégradation de l’environnement ont favorisé l’émergence d’un système alimentaire non durable et injuste. Le modèle d’élevage intensif usurpe les terres et l’eau qui devraient être utilisées pour nourrir les communautés appauvries.
Les terres cultivées par les femmes présentent une plus grande biodiversité agricole, et leur refuser l’accès à la terre revient à saper les fondements même de la vie. Historiquement, l’humanité a consommé plus de 8 000 plantes, dont 3 000 régulièrement, principalement grâce à l’interaction des femmes avec ces plantes. Le système agroalimentaire du secteur privé confisque les connaissances traditionnelles et les privatise ; il promeut des agendas économiques, politiques et culturels qui seraient impensables sans une assise patriarcale. Face aux économies des femmes, qui pensaient en termes de nourriture, le système agroalimentaire pense en termes de marchandises.
Les denrées alimentaires de base sont actuellement limitées à moins d’une douzaine de cultures, dont les plus importantes sont le riz, le maïs et le blé. Lesdites matières premières agricoles les plus produites en 2021 sont la canne à sucre, le maïs, les produits à base de viande, le soja, le palmier à huile et le lait. La canne à sucre est principalement produite pour être transformée en biocarburants et autres produits élémentaires pour les régimes alimentaires à base de produits animaux. Plus d’un tiers des terres et environ 75 % de l’eau douce sont utilisés pour les cultures ou l’élevage ; les cultures destinées à l’alimentation animale, telles que le soja et d’autres, devraient augmenter à court terme et, d’ici 2029, l’OCDE et la FAO prévoient une croissance de 14 % de la production animale (principalement intensive) en raison des faibles coûts de ce type de cultures.
La gravité des facteurs de genre dans le système agro-alimentaire ne peut être sous-estimée. Les interconnections entre le capitalisme patriarcal, le contrôle corporatif, la croissance illimitée et la dégradation de l’environnement ont favorisé l’émergence d’un système alimentaire non durable et injuste. Le modèle d’élevage intensif usurpe les terres et l’eau qui devraient être utilisées pour nourrir les communautés appauvries. Ce modèle, souvent justifié comme une alternative pour lutter contre l’insécurité alimentaire, intensifie le problème, car il consomme plus de nourriture qu’il n’en produit. L’élevage industriel renforce les pratiques systémiques d’exclusion et exacerbe l’oppression des femmes, comme l’illustrent les exemples suivants.
Intensification de la violence domestique et sexuelle : des études ont montré que le travail dans les abattoirs (un métier masculinisé) peut engendrer un syndrome de stress post-traumatique. Une recherche empirique quantitative innovante a identifié que ce travail, en comparaison avec d’autres, conduit à des taux plus élevés de détention pour crimes violents et délits sexuels. Les femmes et les jeunes filles, dans toute leur diversité, subissent davantage d’abus domestiques et sexuels de la part d’hommes travaillant dans ces secteurs.
Injustices climatiques : l’élevage représente jusqu’à 19,6 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. La crise climatique a des impacts clairement différenciés, et il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Selon le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), environ 80 % des personnes déplacées par le changement climatique sont des femmes et des filles. Dans les abris et les camps où elles sont installées, elles sont davantage exposées aux violences sexuelles lorsqu’elles dorment, font leur toilette ou effectuent leurs activités quotidiennes.
Parmi les autres impacts différenciés de la crise climatique, citons l’accès réduit à la nourriture, le temps et la distance accrus pour trouver de l’eau, de la nourriture ou des médicaments, ce qui entraîne un plus grand risque de subir des violences sexuelles, et des taux d’abandon scolaire plus élevés. Bien que nous puissions tirer d’autres conclusions à partir de ces données, celles mentionnées ci-dessus montrent comment les injustices convergent et s’intensifient si elles ne sont pas abordées de manière holistique.
Perte des moyens de subsistance : l’agriculture industrielle nécessite de plus en plus d’intrants tels que le sol, l’eau et l’énergie, ce qui entraîne l’accaparement des forêts, des terres agricoles et de l’eau, et tend à déplacer la production à petite échelle et les activités traditionnelles des populations dépendantes des forêts. Dans ce contexte, les femmes sont d’autant plus vulnérables qu’elles sont privées de leurs droits d’accès à ces ressources. En outre, le travail des femmes au sein et en dehors du foyer est rarement reconnu comme étant « productif », de sorte qu’elles éprouvent davantage de difficultés à trouver des moyens de subsistance, risquent d’être expulsées ou ne peuvent plus utiliser la terre et l’eau en raison de la contamination ou d’autres formes de privatisation.
Santé publique : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) reconnaît que le genre est un facteur déterminant dans les inégalités en matière de santé. Les femmes ayant des taux de malnutrition plus élevés, leur système immunitaire est souvent affaibli et elles sont susceptibles de développer des maladies non transmissibles liées aux zoonoses, aux pesticides, aux hormones et à d’autres risques auxquels elles sont exposées dans les communautés touchées par des projets d’élevage intensif ou de monoculture.
Ces impacts ne sont pas exhaustifs, car tous les aspects de la vie sociale sont traversés par la dimension de genre, et cela n’exclut pas les tendances actuelles en matière d’alimentation. Le système agroalimentaire corporatif encourage les monocultures parce qu’elles permettent davantage de contrôle et non parce qu’elles produisent plus ou mieux ; cela implique une soumission accrue des femmes, des populations racialisées et appauvries, des communautés locales et des Peuples Autochtone. Dans de nombreux cas, ces injustices se superposent et s’aggravent.
Le système alimentaire articulé autour de l’expansion de formes non durables et de l’élevage intensif est injuste et non viable, mais il n’est pas insurmontable. Il est essentiel de comprendre les conditions structurelles et les luttes des personnes les plus vulnérables dans l’ensemble de la chaîne du système alimentaire actuel pour comprendre le besoin profond de changement, et ainsi identifier les chemins possibles qui mènent à des solutions. Cet impératif va au-delà de la correction des inégalités immédiates ; il implique de repenser radicalement la dynamique du pouvoir, la distribution des ressources et les valeurs sociétales.
En ce sens, sortir de l’élevage intensif – une des manifestations les plus marquées du capitalisme patriarcal – pour s’orienter vers des systèmes alimentaires durables et justes, implique nécessairement la justice de genre. C’est une lutte féministe.
Adopter une perspective féministe comme force motrice pour redéfinir nos systèmes alimentaires est une démarche autant éthique que pragmatique. En déconstruisant les structures profondément enracinées du patriarcat et du capitalisme, nous ouvrons la voie à un avenir durable, juste et équitable. Pour créer un monde prospère et équilibré, nous devons adopter un changement de paradigme complet, qui donne aux femmes les moyens d’agir, préserve la biodiversité et défend les droits de toutes.