Rapport : La compensation de la biodiversité : Une carte blanche sociale données aux entreprises pour perpétuer la destruction de la biodiversité et l’inégalité de genre
La fausse promesse des compensations de biodiversité et le mythe de « l’absence de perte nette
Dans une nouvelle analyse de la Global Forest Coalition (GFC), lancée lors de la Conférence sur la biodiversité à Cali, en Colombie, nous abordons le mythe de « l’absence de perte nette », l’histoire des compensations et les véritables raisons pour lesquelles les industries les plus destructrices sur le plan environnemental et social préfèrent cet outil de conservation.
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Cette étude fournit une analyse critique de la dépendance croissante à l’égard des compensations de la biodiversité en tant qu’outil de conservation dans le contexte du cadre mondial pour la biodiversité. Les gouvernements, les entreprises multinationales et les grandes organisations de conservation soutiennent de plus en plus cette approche, qui a de fortes implications pour les écosystèmes et les droits des peuples autochtones et des communautés locales, des Afro-descendants et des femmes dans toute leur diversité.
Comme le souligne cette étude, la biodiversité ne peut pas être simplement remplacée ou échangée comme une marchandise ; les relations uniques que les communautés entretiennent avec leurs terres sont irremplaçables, tout comme la valeur inhérente et complexe des écosystèmes.
Cette étude est un appel à l’action en amont de la COP16 qui se tiendra à Cali, en Colombie, du 21 octobre au 1er novembre 2024. Elle appelle à la fin de l’utilisation des compensations de la biodiversité et à la reconnaissance de la biodiversité comme essentielle à la vie et aux moyens de subsistance. Elle cherche à éclairer les débats sur le financement de la biodiversité et les pratiques de conservation, en promouvant la transparence et l’intégrité dans les efforts de protection de la biodiversité.
Vous pouvez lire l’étude complète ci-dessous au format html ou la télécharger au format PDF ici : Les compensations de la biodiversité : une licence sociale d’entreprise pour perpétuer la destruction de labiodiversité et l’inégalitéentre les hommes et les femmes
La compensation de la biodiversité : Une carte blanche sociale données aux entreprises pour perpétuer la destruction de la biodiversité et l’inégalité de genre
Par Souparna Lahiri et Valentina Figuera Martínez
« L’heure n’est plus aux discours, mais à l’action. L’histoire est celle d’un changement radical. Il s’agit de transformer le paradigme actuel car ce que nous faisons est bien, mais loin d’être suffisant. » (Inger Andersen, 2016, Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), Congrès mondial de la nature 2016).
Les multinationales, les gouvernements, les institutions financières et les principales organisations de conservation de la nature encouragent de plus en plus la compensation de la biodiversité en tant que mécanisme clé de la conservation de la biodiversité, en particulier dans le sillage du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal, adopté lors de la quinzième réunion de la Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique (COP 15) en décembre 2022. Ce cadre comprend un mécanisme de compensation de la biodiversité conçu pour mobiliser les ressources financières du secteur privé afin de soutenir les efforts de conservation à l’échelle mondiale.
Les compensations, souvent présentées comme un outil de conservation populaire, attirent les industries les plus destructrices sur le plan environnemental et social, telles que celles de l’extraction des combustibles fossiles, de l’exploitation minière, de l’agriculture industrielle, de l’élevage intensif et des projets d’infrastructure à grande échelle. Les compensations permettent à ces entreprises de revendiquer une relation complémentaire entre les objectifs de conservation de la biodiversité et les objectifs de développement économique. Cependant, les mécanismes de compensation restent un outil controversé dans le domaine de la conservation, car ils nécessitent un compromis : celui d’accepter des pertes écologiques en échange de gains incertains. Les entreprises polluantes bénéficient d’un accès facile aux terres et aux capitaux, ce qui leur garantit une carte blanche sociales pour leurs opérations. Outre leurs impacts écologiques, la dépossession des terres, la perte des moyens de subsistance et les violations systématiques des droits individuels et collectifs des communautés touchées – en particulier des femmes et des jeunes – sont souvent omises et négligées par les tenants des mécanismes de compensation.
Le mythe du « zéro perte nette »
La compensation de la biodiversité permet, ni plus ni moins, à une société minière qui détruit une forêt littorale à Madagascar, une forêt tropicale en République démocratique du Congo ou un biome amazonien au Brésil, de « protéger » une autre forêt ailleurs en échange de celle qu’elle a détruite. Ce mécanisme facilite un double accaparement des terres : l’un pour extraire des minerais, du pétrole ou du gaz, construire un barrage ou faire de la place pour des plantations en monoculture ; l’autre sous couvert de conservation de la biodiversité. Les entreprises peuvent alors prétendre n’avoir causé aucune perte nette de biodiversité ou même avoir obtenu une « valeur nette positive », certaines allant même jusqu’à suggérer que les opérations minières « sauvent la biodiversité ». En conséquence, ces projets de compensation de la biodiversité sont souvent présentés, à tort, comme des initiatives de conservation.
Le concept de « zéro perte nette » a de profondes implications pour les droits et les moyens de subsistance des Peuples Autochtones, des femmes dans toutes leurs diversités, des jeunes, et des communautés locales qui manquent de moyens structurels. La compensation de la biodiversité, bien qu’elle soit souvent présentée comme un outil de conservation, ne contribue généralement pas à la conservation de la biodiversité et a, au contraire, d’importantes répercussions sociales et culturelles négatives, qui nuisent de manière disproportionnée aux femmes. Les impacts sociaux des efforts de conservation de la nature découlent souvent de la restriction de l’accès aux terres, qui peut affecter les moyens de subsistance et les possibilités de loisirs. Cet aspect est particulièrement important pour les Peuples Autochtones, car il perturbe leurs pratiques socioculturelles et modifie leur relation avec l’environnement.
Les principaux groupes de conservation internationaux et les ONG telles que l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), Conservation International, la Wildlife Conservation Society (WCS) et BirdLife International jouent un rôle clé dans la généralisation de la compensation de la biodiversité. Elles collaborent avec certaines des entreprises d’extraction minière et de combustibles fossiles les plus destructrices pour concevoir et mettre en œuvre des projets de compensation. Ce lien inquiétant, qui promeut une conservation basée sur l’extraction, permet à ces acteurs de la conservation de renforcer la « conservation forteresse » par l’expansion des aires protégées et l’accès au financement pour des projets de conservation de la biodiversité.
Les gouvernements ont également adhéré à cette tendance à la compensation, diluant et démantelant leurs politiques et législations environnementales en y incorporant des dispositions relatives à la compensation de la biodiversité, souvent sous la pression des institutions financières internationales et des groupes de protection de la nature. En 2016, l’OCDE estimait qu’une centaine de programmes de compensation de la biodiversité étaient actifs dans le monde. Un rapport du Panel d’inspection, un mécanisme de plainte indépendant pour les personnes et les communautés qui estiment qu’elles ont été ou risquent d’être affectées négativement par un projet financé par la Banque mondiale, indique qu’en 2020, près de 13 000 projets de compensation de la biodiversité dans 37 pays avaient déjà été menés à bien ou étaient en cours de réalisation par les gouvernements ou le secteur privé. En outre, au moins 56 pays – dont l’Australie, le Brésil, le Canada, la Chine, la Colombie, la France, l’Allemagne, l’Inde, le Mexique, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud – disposent de lois ou de politiques exigeant des compensations pour les atteintes à la biodiversité ou des mesures de conservation compensatoires.
L’élaboration de politiques internationales en matière de biodiversité a de plus en plus permis aux entreprises responsables de la dégradation de l’environnement d’adopter des instruments fondés sur le marché, en raison d’un lobbying corporatif sous prétexte de favoriser la « participation des parties prenantes ». Ces politiques promeuvent des dispositifs « innovants » tels que les compensations et les crédits de biodiversité, sans pour autant s’engager à soutenir des initiatives efficaces visant à enrayer la perte de biodiversité, telles que l’agroécologie, les initiatives de conservation communautaire et d’autres solutions réelles mises en œuvre par les femmes, les Peuples Autochtones, les paysans et les communautés locales et afro-descendantes dans le monde entier.
Suite à la COP 15, le Royaume-Uni et la France sont devenus les chefs de file du plaidoyer en faveur d’un marché mondial de crédits biodiversité. En mars 2023, le gouvernement britannique a dévoilé des plans visant à lancer trois différents marchés de la nature dans le cadre de son plan d’amélioration de l’environnement 2023. Ces marchés visent à accroître le financement privé de la nature, avec pour objectif un minimum de 500 millions de livres sterling par an d’ici 2027 et un montant total d’un milliard de livres sterling d’ici 2030. En juin 2023, les deux pays ont présenté conjointement une feuille de route mondiale pour développer les crédits biodiversité, qui décrit une stratégie visant à aider les entreprises à obtenir des crédits biodiversité à échelle mondiale. Dans le cadre des préparatifs de la seizième réunion de la Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique (COP 16) qui se tiendra à Cali, en Colombie, du 21 octobre au 1er novembre 2024, le Royaume-Uni et la France se sont engagés à réunir des experts du monde entier en crédits biodiversité et à former des groupes de travail pour explorer les meilleures pratiques dans des domaines tels que la gouvernance du financement des crédits et les cadres de suivi.
Le programme d’action pour la nature du Forum économique mondial est le fer de lance de l’initiative « Des finances pour la nature (Financing for Nature) », une initiative mondiale qui examine le potentiel des marchés de crédit biodiversité à débloquer des financements en faveur de résultats « positifs pour la nature ». Les objectifs déclarés de cette initiative sont les suivants : (1) comprendre et faire connaître la dynamique de l’offre et de la demande pour les marchés volontaires de crédits biodiversité ; (2) contribuer au développement d’un ensemble de principes fondamentaux d’intégrité et de gouvernance pour les marchés volontaires de crédits biodiversité ; et (3) mettre à jour les transactions pilotes volontaires de crédits biodiversité et en tirer des enseignements en amont. L’initiative du Forum économique mondial est de construire un dossier commercial pour les compensations de la biodiversité et de façonner le marché des crédits biodiversité afin de stimuler le financement de la biodiversité par le secteur privé. Actuellement, avec les conseils du groupe d’experts sur les crédits biodiversité, le Forum développe un document de référence pour les crédits à haute intégrité, qui pourrait être dévoilé lors de la COP 16 à Cali, en Colombie.
Que sont les compensations de la biodiversité ?
Les compensations pour atteinte à la biodiversité sont souvent définies comme des mesures de conservation utilisées pour compenser les dommages inévitables et résiduels causés par l’activité humaine, généralement en tant que dernière étape de la hiérarchie des mesures d’atténuation. Elles servent de mécanismes compensatoires pour faire face aux impacts écologiques résultant des activités humaines. La hiérarchie des mesures d’atténuation comprend ici l’évitement, la minimisation, la restauration et la compensation.
La compensation de la biodiversité est également décrite comme un ensemble de règles et de pratiques institutionnelles qui permettent la génération et la sauvegarde de « gains de biodiversité » dans le temps et l’espace afin de compenser la perte de biodiversité due à des destructions autorisées. L’objectif déclaré est de parvenir à « zéro perte nette » en termes de biodiversité.
Selon un rapport du PNUE de 2012, les compensations de la biodiversité sont des actions positives mesurables, prises pour compenser des activités nuisibles, dans le but de rétablir l’équilibre ou de le faire pencher en faveur de l’environnement. Il prétend que cette approche permet de garantir l’absence d’effets néfastes ou « zéro perte nette » pour la biodiversité.
Le fondement des mécanismes de compensation est l’échange de pertes environnementales contre des gains en termes de restauration, par le biais de systèmes de permis et d’échanges crédit-débit, afin d’équilibrer les objectifs concurrents du développement et de la conservation et de parvenir en fin de compte à « zéro perte nette » de la biodiversité. D’une manière générale, les marchés de la biodiversité englobent les paiements pour la protection, la restauration ou la gestion de la biodiversité. Cela comprend les compensations de la biodiversité, les servitudes de conservation, les produits et services certifiés respectueux de la biodiversité, la bioprospection, les paiements pour la gestion de la biodiversité, les permis de chasse et l’écotourisme.
Mais cette vision quelque peu réductrice et axée sur le marché des compensations de la biodiversité, vantée par ceux qui sont susceptibles de bénéficier économiquement de ces marchés, ne fait pas l’unanimité. La compensation a été critiquée comme une forme d’« écoblanchiment », de « paiement pour dommage causé » et même de « cheval de Troie ». Les critiques affirment qu’au lieu de servir d’outil de conservation, la compensation de la biodiversité a souvent contribué à encourager le développement tout en perpétuant la perte de biodiversité, et qu’elle pourrait être utilisée comme un « permis de saccager ou de détruire la biodiversité » en échange de gains environnementaux incertains.
La compensation ne tient pas compte du caractère socio-écologique unique et de la complexité des écosystèmes, qui ne peuvent pas être simplement remplacés ou substitués, ni des difficultés à mesurer et à prévoir les résultats des compensations. Cela inclut les difficultés à mesurer et à prédire les résultats des compensations. Par exemple, la valeur spirituelle des lieux sacrés, les systèmes traditionnels de gestion des ressources, l’autonomie, les pratiques culturelles et le sentiment d’appartenance que les Peuples Autochtones, les communautés locales et les communautés afro-descendantes ressentent à l’égard de leurs paysages sont des valeurs socio-écologiques irremplaçables. Leur terre est également la base matérielle de leur identité distincte, de leur spiritualité et de leur culture, qui sont essentielles à leur dignité et à leur bien-être.
Par conséquent, la popularité et l’utilisation croissantes de la compensation de la biodiversité s’accompagnent de préoccupations grandissantes concernant son éthique, les violations des droits humains, les impacts socio-écologiques, les failles conceptuelles, la perte de l’intégrité des écosystèmes et les questions liées au respect des règles et à l’efficacité.
L’origine de la compensation de la biodiversité dans la législation environnementale
La compensation de la biodiversité est inscrite dans divers cadres législatifs à travers le monde. Directement ou indirectement, les politiques font de plus en plus référence à la compensation de la biodiversité. Par exemple, l’initiative « zéro perte nette » de l’Union européenne (UE) pour 2015, inscrite dans sa stratégie 2020 pour la biodiversité, reflète cette tendance. Dans le secteur privé, un nombre croissant de structures d’investissement exigent également des compensations comme condition d’accès au crédit, ce qui conduit à l’intégration des compensations dans les réglementations et les politiques des gouvernements et des bailleurs de fonds.
Les États-Unis sont considérés comme les pionniers de la compensation de la biodiversité. Le concept trouve son origine dans la loi étasunienne sur la politique environnementale nationale (National Environmental Policy Act, NEPA) de 1970, qui traite de la conservation des zones humides et des espèces menacées. Les lignes directrices fédérales prévues par la loi sur la propreté de l’eau (Clean Water Act, 1972) exigent que les permis accordés pour l’exploitation des zones humides suivent une séquence précise d’évitement, de minimisation et d’atténuation compensatoire. Une procédure similaire est exigée pour l’exploitation des espèces menacées en vertu de la loi sur les espèces menacées (Endangered Species Act, 1973).
Le Royaume-Uni est l’un des plus ardents défenseurs de la compensation de la biodiversité. En 2011, le ministère de l’environnement et des affaires rurales a publié un livre blanc (une déclaration de proposition de politique pour l’avenir), intitulé « Choix naturel, garantir la valeur de la nature », qui décrit son ambition d’utiliser la compensation de la biodiversité pour améliorer les processus de planification et réduire la perte de biodiversité.
L’Europe est un autre bastion de la compensation de la biodiversité. De nombreux pays européens exigent une certaine forme de compensation de la biodiversité ou de « compensation écologique », comme on l’appelle communément. Les Pays-Bas, par exemple, disposent d’une réglementation obligatoire en matière de compensation de la biodiversité depuis le début des années 1990. Un « réseau écologique national » a été mis en place pour étendre les aires protégées et tout empiètement sur les aires du réseau écologique national nécessite le recours à la hiérarchie des mesures d’atténuation avec l’application de mesures de compensation de la biodiversité pour parvenir au « zéro perte nette de biodiversité ».
L’UE a également intégré des éléments de compensation de la biodiversité dans la mise à jour de sa taxonomie verte de l’UE relatives aux activités durables, malgré les recommandations de la Plateforme sur la finance durable – un groupe de conseillers de la branche exécutive de l’UE – visant à l’exclure des activités liées à la protection de la biodiversité et à la restauration de la nature.
En Australie, la compensation de la biodiversité s’est rapidement développée depuis la loi nationale de 1999 sur la protection de l’environnement et la conservation de la biodiversité. L’accent a été mis principalement sur l’élimination de la végétation ou des habitats endémiques dans les forêts, les zones humides et les environnements marins. Les six états australiens ont mis en place des systèmes de compensation de la biodiversité ainsi qu’un mécanisme fédéral. Le Territoire du Nord a également introduit récemment un nouveau cadre politique relatif à la compensation de la biodiversité.
En Amérique latine, des systèmes de compensation de la biodiversité sont en place depuis le début des années 2000. Le Brésil, le Mexique, la Colombie et le Pérou exigent explicitement des compensations par le biais de réglementations environnementales. La législation brésilienne se concentre sur la compensation des impacts environnementaux dans les aires protégées lors de l’octroi de concessions de développement, tandis que la réglementation colombienne de 2010 en matière de compensation découle des études d’impact environnemental. Le Pérou a introduit sa politique de compensation en 2014 pour les projets de développement à grande échelle et le Chili exige des compensations pour les projets nécessitant une licence environnementale depuis 2010.
Des pays comme l’Inde, la Chine, l’Indonésie, la Mongolie et l’Azerbaïdjan ont également mis en œuvre des systèmes de compensation de la biodiversité dans le cadre de leur législation nationale. La loi indienne de 1980 sur la conservation des forêts et la loi de 2016 sur le fonds de compensation qui en découle, ainsi que des lois similaires en Chine, prévoient des fonds de compensation destinés à soutenir les efforts de conservation. Des systèmes de compensation de la biodiversité ont également été identifiés en Afrique du Sud, au Sierra Leone, en Namibie, au Mozambique et à Madagascar.
Les Principes de l’Équateur, un ensemble de normes volontaires visant à déterminer, évaluer et gérer les risques sociaux et environnementaux dans le domaine du financement des projets dont le coût en capital dépasse 10 millions de dollars, appliquent également la hiérarchie des mesures d’atténuation. Ils sont souvent appliqués dans les industries considérées comme les principaux moteurs de la perte et de la destruction de la biodiversité. Ceux-ci varient selon les pays, mais l’agriculture, l’exploitation minière, l’énergie, la construction de routes et le tourisme sont les secteurs les plus cités dans la littérature sur les compensations de la biodiversité. Les Principes de l’Équateur servent de cadre de gestion du risque de crédit, en fournissant une norme minimale pour la diligence raisonnable et en soutenant une prise de décision responsable en matière de risque. Ils visent à garantir que les projets financés par les banques commerciales ayant un impact significatif sur la biodiversité et les écosystèmes sont « développés d’une manière socialement responsable et reflètent des pratiques de gestion environnementale saines ». Les impacts négatifs sur les écosystèmes et les communautés doivent être évités dans la mesure du possible et, s’ils sont inévitables, réduits, atténués ou compensés de manière appropriée.
La version de janvier 2012 des normes de performance de la Société financière internationale (SFI), qui constituent la base opérationnelle des Principes de l’Équateur, mentionne explicitement les compensations de la biodiversité dans la norme de performance 6 sur la « conservation de la biodiversité et la gestion durable des ressources naturelles vivantes ». Les banques qui appliquent les Principes de l’Equateur sont donc tenues d’appliquer la hiérarchie des mesures d’atténuation lors du financement de projets, ainsi que l’exige la SFI.
L’inventaire mondial des politiques de compensation de la biodiversité (GOBIP, 2019) donne une vue d’ensemble de la situation :
- 100 pays développent des politiques de compensation et/ou de rétablissement de la biodiversité
- La compensation de la biodiversité est légalement requise dans 37 pays comme condition préalable à l’approbation d’un projet
- Les systèmes de compensation de la biodiversité sont essentiellement intégrés dans le cadre de l’évaluation des incidences sur l’environnement (EIE)
- Le recours à la compensation volontaire de la biodiversité est possible dans 64 pays
- Seuls dix pays dans le monde exigent que les compensations suivent une application rigoureuse de la hiérarchie des mesures d’atténuation
Étude de cas
La fièvre des compensations en Colombie
Avec les contributions d’Andrea Echeverri.
En 1994, la Colombie a ratifié la Convention sur la diversité biologique (CDB) en adoptant la loi 165, qui jette les bases des mesures de compensation de la perte de biodiversité au titre de l’article 14 de la CDB, intitulé « Évaluation des impacts et minimisation des effets néfastes ». En 2012, la Colombie a également adopté la Politique nationale de gestion intégrée de la biodiversité et de ses services écosystémiques (PNGIBSE), qui donne la priorité aux stratégies d’évaluation des coûts et des bénéfices associés aux activités de production et au maintien des services écosystémiques, ainsi qu’au renforcement des compétences institutionnelles en matière de compensation de la perte de biodiversité. Selon le ministère de l’environnement et du développement durable, la même année, le Manuel d’allocation de compensations pour la perte de biodiversité a été créé par son Bureau des forêts, de la biodiversité et de la direction des services écosystémiques afin de satisfaire les exigences de la PNGIBSE. Ce manuel a été soutenu par des ONG transnationales telles que le World Wildlife Fund (WWF), Conservation International (CI) et The Nature Conservancy. Il a été mis à jour en 2018 par la Résolution 256 et rebaptisé Manuel de compensation pour la composante biotique.
La mise à jour a apporté des précisions sur les procédures de mise en œuvre en décrivant quatre éléments clés :
- Les actions : les compensations peuvent impliquer la préservation, la restauration (par exemple, la réhabilitation ou le rétablissement) et l’utilisation durable de la biodiversité sur des terres publiques ou privées.
- Modes : il s’agit d’alternatives de gestion qui fournissent des instruments juridiques pour garantir une exécution efficace et la durabilité dans les zones désignées.
- Mécanismes de mise en œuvre et de gestion : les compensations peuvent être réalisées directement ou par l’intermédiaire d’opérateurs, en utilisant des accords avec des ONG, des communautés, des universités et d’autres entités, ou par le biais de fonds publics, de banques d’habitats ou d’initiatives gouvernementales telles que les « forêts de la paix ».
- Formulaires de présentation et de mise en œuvre : les plans de compensation peuvent être présentés individuellement ou collectivement, en particulier lorsqu’un investissement obligatoire d’un pour cent est requis, ce qui permet de regrouper les compensations afin de maximiser les avantages en matière de conservation.
Parmi les principaux acteurs du marché colombien des compensations, on retrouve : les entreprises énergétiques ISAGEN, Ecopetrol, Grupo Energía Bogotá et Gecelca ; les géants miniers comme AngloGold Ashanti Colombia et Antioquia Gold ; le cimentier Argos ; et l’entreprise de services publics Empresas Públicas de Medellín (EPM). Ainsi, en Colombie, le développement de cadres compensatoires et l’essor de sociétés « d’investissement dans la biodiversité » sont venus consolider la cadre du marché de la compensation des activités extractives. On peut notamment mentionner l’entreprise Terrasos, qui joue un rôle de premier plan en aidant les pollueurs à compenser les activités d’extraction.
La Colombie, terre qui abrite le plus grand nombre d’espèces d’oiseaux au monde et près de 10 % de la biodiversité de la planète, est confrontée à des défis environnementaux complexes. Avec une telle richesse écologique et biologique, les politiques environnementales visant à réglementer l’utilisation des terres, de l’eau, de la biodiversité et des forêts doivent s’attaquer aux causes profondes de la dégradation des écosystèmes et remettre en question la financiarisation de la nature tout en adoptant une perspective de genre. Malgré une réduction de 36 % de la déforestation en 2023, le soutien du gouvernement aux industries extractives, et notamment l’élevage extensif et l’exploitation minière, donne clairement la priorité aux intérêts des entreprises plutôt qu’aux droits sociaux, culturels et environnementaux, et ce dans le but d’attirer les investissements étrangers.
Les impacts des instruments de marché sur les communautés
Les instruments de gestion environnementale reposant sur le marché ont des effets dévastateurs sur les femmes, les Peuples Autochtones et les communautés locales et afrodescendantes. Les politiques visant à attirer les capitaux internationaux sapent les efforts de conservation menés par les communautés. Entre 2000 et 2010, la production de charbon a augmenté de 80 %, et notamment dans les parcs nationaux et les territoires appartenant aux communautés autochtones et afro-colombiennes, selon les recherches menées par le Climate and Community Project, Third World Network et CCJ (2024).
Le projet d’extraction de cuivre d’AngloGold Ashanti situé au sud-est du pays, dans la municipalité de Jericó du département d’Antioquia, est un bon exemple. Le projet s’étend sur 4.881 hectares et prévoit l’extraction d’environ cinq millions de tonnes de concentré de cuivre contenant de l’or et de l’argent sur une période de 21 ans, dans le cadre d’un engagement de « zéro émission de gaz à effet de serre ».
Dans le même temps, la mine de La Colosa, située à Cajamarca (Tolima), en passe de devenir la deuxième plus grande mine d’or à ciel ouvert du monde, a été massivement rejetée par 97 % des habitants de la région au cours d’une consultation populaire. La Colosa devait produire environ 800 onces d’or par an, ce qui entraînerait le déclin de la biodiversité, la pollution des sols, de l’eau et de l’air, ainsi que la disparition de la couverture forestière. Si l’interdiction actuelle d’exploitation minière est levée sous la pression d’AngloGold Ashanti, les risques environnementaux et l’opposition de la communauté pourraient s’intensifier, les manifestations précédentes ayant déjà donné lieu à des menaces, au harcèlement de défenseur.e.s de l’environnement et à la mort de deux jeunes activistes.
Citons un autre projet controversé : le méga-barrage d’Hidroituango, dirigé par EPM. Ce barrage a entraîné une destruction socio-environnementale massive, une perte permanente de couverture forestière et de biodiversité, des impacts géologiques et des défaillances techniques, des déplacements forcés et d’autres violations des droits humains. Planifié depuis des décennies, ce projet n’a pu être achevé à temps du fait des conflits armés qui ont éclaté dans la région. Cette situation a conduit des organisations locales à demander l’interdiction des méga-barrages dans les zones de conflit. Pour compenser les dommages causés à l’environnement, l’entreprise a élaboré un projet de compensation visant à restaurer 24.000 hectares de forêts tropicales sèches. Cependant, l’idée que l’on va « restaurer » une zone alors que la dégradation de l’environnement et la destruction des communautés se poursuivent dans une autre zone est fondamentalement erronée d’un point de vue éthique et socio-environnemental.
Des solutions de compensation commercialisables
Le programme des « Forêts de la paix », créé par le ministère de l’environnement et du développement durable, vise à soutenir les activités productives dans les zones de conflit « afin de générer des biens et des services commercialisables et de contribuer à la conservation ». Financé par des contributions volontaires des secteurs privé et public, par la coopération internationale et par des investissements obligatoires d’au moins 1 % de la valeur des projets soumis à des réglementations environnementales, ainsi que par des projets de compensation, le programme a investi environ 3,5 milliards de pesos (approximativement 1,2 million de dollars américains) dans l’agroforesterie sur 1.200 hectares dans la municipalité de Granada. Son objectif est d’établir 150 forêts de la paix dans tout le pays en plantant environ 8 millions d’arbres en guise de compensation environnementale. La méthodologie du programme repose sur la base de données Corine Land Cover (CLC), un système de classification de l’utilisation des sols de l’Union européenne.
De même, la stratégie de « Banque d’habitats », lancée en 2017 à l’aide d’un investissement privé d’1,5 million de dollars, comptait 667 entrées d’habitats en avril 2024. Commercialisé comme une stratégie de conservation « rentable », le but de ce programme « est que les entreprises, qui sont obligées de compenser les impacts négatifs qu’elles causent sur l’environnement, le fassent par le biais de terres prédestinées à la conservation et à la restauration ». Cet investissement d’1,5 million de dollars est financé par le Fonds multilatéral d’investissement (MIF) et la Banque interaméricaine de développement (BID).
Besoin d’une transformation profonde
Bien que ces deux initiatives soient considérées comme des alternatives pour satisfaire aux exigences de compensation en quantifiant les résultats et en promouvant les investissements environnementaux, elles ne sont pas en mesure d’apporter le changement transformateur nécessaire pour sortir de l’extractivisme et de l’ère des combustibles fossiles.
Néanmoins, le récent plan de transition énergétique de la Colombie, doté de 40 milliards de dollars américains, prévoit un investissement de 8,5 milliards de dollars américains pour la conservation et la restauration de la nature dans le cadre de l’abandon du pétrole et du gaz, et méritera d’être suivi de près.
Étude de cas
Les mesures de compensation en Inde : Une histoire de destruction et de dépossession
La loi indienne de 1980 sur la conservation des forêts (Forest Conservation Act), qui vise à limiter la déforestation, comprend des dispositions relatives au boisement compensateur (ci-après BC) pour compenser la destruction de terres forestières due à des projets de développement. En 2004, à la suite d’une décision de justice, l’autorité de gestion et de planification du boisement compensateur (Compensatory Afforestation Management and Planning Authority, CAMPA) a été créée pour gérer les fonds de boisement compensateur versés par les promoteurs pour le défrichement de forêts dans le cadre de projets industriels et d’infrastructure.
Le BC est désormais calculé sur base de l’évaluation de la densité et de la qualité de la canopée des terres forestières défrichées, ce qui en fait un système de compensation statutaire pour les entreprises qui demandent l’autorisation de déboiser. La CAMPA et le BC ont été fusionnées pour donner à ces entreprises une reconnaissance juridique dans le cadre de la loi de 2016 sur le fonds de boisement compensatoire (Compensatory Afforestation Fund, CAF). Bien que présenté comme une initiative de reboisement, le BC est fondamentalement un projet de déforestation : derrière chaque plantation établie dans le cadre de ce programme se cache la destruction de forêts naturelles et de moyens de subsistance locaux. Son objectif est de compenser la perte de « terres avec d’autres terres » et « d’arbres avec d’autres arbres ».
Selon le ministère de l’environnement, des forêts et du changement climatique, entre 1980 et le 31 mars 2023, ce sont 1 067 520 hectares qui ont été utilisés pour le boisement compensateur (soit 87,68 % de l’objectif total de 1 217 456 hectares). Depuis l’entrée en vigueur de la loi CAF de 2016, un total de 7 milliards de dollars a été consacré au BC jusqu’en mars 2023, soit des prélèvements compensatoires versés par les entreprises s’élevant à 800 millions de dollars rien que pour l’exercice 2022-23.
Les paiements effectués pour compenser la déforestation ne rendent pas seulement compte de la perte de forêts, mais aussi de la perte de biens essentiels et de services écosystémiques pour les Peuples Autochtones et les communautés locales, ce qui affecte les moyens de subsistance et pèse de manière disproportionnée sur les femmes et les filles, aggravant ainsi l’inégalité dans les communautés où les répercussions négatives se font ressentir de manière inégale. En outre, la structure centralisée de gouvernance forestière de l’Inde permet à l’état d’entreprendre des projets de BC, de collecter et de débourser les fonds liés au BC, et d’approuver la déforestation sans respecter les droits ou le processus de consentement libre, informé et préalable des Peuples Autochtones et communautés locales, tel qu’inscrit dans la loi de 2006 sur les droits forestiers (Forest Rights Act). Le BC est également utilisé comme un outil pour déplacer de force les communautés se trouvant dans des aires protégées. Ce mécanisme facilite donc la dépossession des terres, qui passent des communautés aux mains des entreprises et du département des forêts.
La mise en œuvre forcée de plantations sur les terres communautaires implique souvent le recours contraint à la monoculture de certaines essence d’arbres, la destruction des cultures traditionnelles et le déplacement des communautés de leurs terres agricoles. Les pâturages des villages ont été brûlés afin de dégager des terres pour des projets d’agriculture conventionnelle, ce qui a gravement perturbé les moyens de subsistance locaux. Cette déforestation légalisée et la dépendance à l’égard des compensations ont eu des répercussions négatives importantes sur les besoins quotidiens des femmes, leur pouvoir de décision et leur exposition à la violence basée sur le genre suite aux conflits fonciers. À mesure que les femmes autochtones perdent l’accès et le contrôle des ressources naturelles, les droits sur les arbres et les terres ayant une valeur commerciale sont retirés aux femmes, ce qui érode leur rôle et leur statut traditionnels.
Dans un communiqué de 2018, le Groupe d’apprentissage et de plaidoyer sur les droits forestiers communautaires (Community Forest Rights Learning and Advocacy Group) a conclu que le fonds de boisement compensatoire crée une incitation perverse au détournement des forêts et facilite la dépossession des terres et des ressources des forêts communautaires utilisées par les Peuples Autochtones, d’autres habitants traditionnels des forêts, des groupes tribaux vulnérables et des communautés préagricoles, des pasteurs et des femmes.
Le BC menace la sécurité alimentaire, la santé et le bien-être, l’identité culturelle, les pratiques traditionnelles et les moyens de subsistance des communautés vivant dans les forêts en remplaçant les habitats alimentaires biodiversifiés par des plantations en monoculture. Le détournement et l’utilisation de terres forestières, sous la gestion de la CAMPA, portent également atteinte aux droits et à l’autorité des conseils de village en matière de gouvernance et de gestion des ressources forestières de la communauté.
Le mécanisme de compensation interne de l’Inde est un exemple frappant de la manière dont la comptabilisation de la déforestation et de la biodiversité selon le principe du « zéro perte nette » non seulement ne parvient pas à mettre un terme à la déforestation, mais encourage la concentration des terres et les acquisitions forcées de terres en imposant le boisement compensatoire sur les terres communautaires, empiétant ainsi sur les droits des Peuples Autochtones et des communautés locales, ainsi que sur leurs terres et ressources forestières communes. Il en résulte une perte irréversible de leurs moyens de subsistance et de leur relation symbiotique avec les forêts, avec un impact exacerbé sur les femmes.
Source : Le principe du « gain net » est une perte totale pour les droits, la justice de genre et l’équité sociale dans la politique en matière de biodiversité (en anglais), Coalition mondiale des forêts (Global Forest Coalition, GFC), 2022
Conservation de la biodiversité : des objectifs concurrents
La prise en compte de la biodiversité dans l’agenda environnemental mondial l’a rendue à la fois scientifique et politique, intrinsèquement liée à la conservation et aux préoccupations concernant la perte des environnements naturels.
Les compensations de la biodiversité s’articulent souvent autour des thèmes de la conservation de la nature et de la protection de la biodiversité. La biodiversité elle-même est communément comprise comme la « variété de la vie sur terre ». Elle englobe les écosystèmes et les relations entre les espèces, reflétant les interactions complexes au sein des communautés et des habitats, ainsi que les interactions spatiales et temporelles entre les espèces. Certains économistes ont même décrit la biodiversité comme une « assurance-vie pour la vie elle-même ».
La biodiversité a été définie comme « la diversité des organismes vivants de toute origine, y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques, ainsi que les complexes écologiques dont ils font partie : cela comprend la diversité au sein des espèces, entre les espèces et entre les écosystèmes ». En tant que bien commun, la nature appartient à tous et toute politique visant à protéger la biodiversité doit tenir compte de cette responsabilité collective.
L’attribution d’une valeur monétaire à la nature ne favorise toutefois pas toujours la conservation de la biodiversité et peut même avoir l’effet inverse. Un tel discours risque de créer une « illusion dangereuse et trompeuse de la substituabilité » de services écosystémiques essentiels et irremplaçables. Dans le domaine de la conservation, les approches d’atténuation ont toujours été considérées comme des alternatives plus favorables au développement que les réglementations environnementales strictes, permettant au développement de se poursuivre alors que les lois environnementales pourraient autrement l’empêcher.
O’Neil (1993) affirme que l’évaluation de la biodiversité est techniquement difficile et éthiquement controversée. Les environnements naturels abritent des valeurs plurielles et incommensurables, dont certaines, comme la signification culturelle dérivée de l’interaction de la créativité naturelle et humaine sur de longues périodes, sont irremplaçables.
Bien que la quantification de la biodiversité peut aider à l’intégrer dans les décisions relatives à la planification et aux entreprises, Cowell (1997) suggère que le fait de présenter la biodiversité comme une ressource calculable redéfinit les préoccupations environnementales comme des questions d’ordre technique et de gestion dans un cadre capitaliste, plutôt que comme des objectifs moraux ou sociétaux. Le capitalisme et la poursuite de la croissance économique sont souvent considérés comme les principaux moteurs du déclin de la biodiversité mondiale et de la dégradation des écosystèmes au cours du siècle dernier.
La fusion des intérêts commerciaux avec ceux de la conservation de la biodiversité, parfois appelée « néolibéralisation de la conservation », a favorisé des concepts tels que le développement vert et les solutions basées sur les marchés pour lutter contre la perte de la biodiversité. Paradoxalement, les interventions fondées sur le marché sont considérées à la fois comme une marchandisation de la nature et comme des outils efficaces pour financer et promouvoir les efforts de conservation. Des chercheurs tels que Robertson (2000) affirment que convertir de multiples valeurs en termes de biodiversité en un seul chiffre pour permettre les mesures de compensation revient à faire de la nature une marchandise. Ce processus transforme la nature, de caractère intrinsèque et ancrée dans un espace, en quelque chose de mobile et de transférable, en dissociant la biodiversité de son contexte socio-écologique pour en faire une ressource destinée à l’usage humain ou à l’investissement. L’attribution d’une valeur quantitative unique à l’ensemble de la biodiversité, facilement associable à un prix, encourage la perception de la nature comme étant séparée des autres connexions socio-écologiques, une ressource transférable destinée à l’utilisation humaine ou à l’investissement. Cette approche normative axée sur les seuls critères écologiques ne tient pas compte des dimensions socioculturelles de la biodiversité, car elles ne sont pas considérées comme faisant partie de la conservation de la nature.
Ce changement de paradigme dans le domaine de la conservation a donné lieu à toute une série de nouvelles stratégies de conservation. La conservation est désormais financée par les impôts, l’éducation, l’agriculture et les programmes de gestion rurale, les échanges dettes contre nature, l’écotourisme, la certification et le marketing. Parmi ces approches émergentes, l’alliance nouvelle entre les entreprises et la biodiversité a conduit à la promotion de la compensation de la biodiversité en tant que mécanisme permettant d’atteindre l’objectif de zéro perte nette de biodiversité.
À long terme, les mécanismes de compensation de la biodiversité promeuvent des approches technocratiques et basées sur le marché en tant que solutions pour dissocier l’économie de ses impacts sur l’environnement. Une grande partie de la littérature sur les meilleures pratiques en matière de compensation postule implicitement que le développement peut être isolé de son impact sur la biodiversité. Les compensations sont donc effectivement un mécanisme de tarification de certaines externalités environnementales négatives dans les projets de développement.
Les conclusions de 2019 du groupe intergouvernemental sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), chargé de renforcer le lien entre la science et la politique en matière de biodiversité, ont conclu qu’une action significative sur la perte de biodiversité nécessite un changement transformateur, autrement dit « une réorganisation fondamentale, à l’échelle du système, des facteurs technologiques, économiques et sociaux, y compris des paradigmes, des objectifs et des valeurs ».
Le rapport intitulé exportation de l’extinction, qui a étudié les secteurs extractifs dans cinq pays, a révélé que les systèmes financiers et monétaires internationaux à l’origine des changements dans l’utilisation des terres extractives sont responsables de 90 % de la perte de biodiversité dans le monde. Ce modèle de développement basé sur l’extraction, qui repose sur l’exploitation sans entrave des ressources, a entraîné une répartition très inégale des bénéfices et des impacts, autant entre qu’à l’intérieur même du Nord global et du Sud global.
Les politiques néolibérales et les conditionnalités propagées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, qui visent à résoudre les crises économiques par des prêts, contraignent les pays du Sud global à réduire les dépenses publiques, à privatiser les entreprises publiques et à se concentrer sur la productivité du secteur de l’exportation. Ces politiques rendent difficile la conservation de la biodiversité par les gouvernements, car elles sapent les efforts visant à réglementer les secteurs extractifs et à soutenir d’autres formes de développement économique.
Alors que la crise de la biodiversité s’aggrave au XXIe siècle, les débats sur la question « développement versus conservation » vont probablement s’intensifier. Même le Programme de compensation pour les entreprises et la biodiversité (Business and Biodiversity Offsets Programme, BBOP), un partenariat entre des entreprises, des gouvernements, des experts en conservation et des institutions financières, défenseur de longue date des compensations pour aider les entreprises à gérer les risques et les responsabilités, a reconnu en 2012 qu’« il n’y a pas une seule et meilleure façon de mesurer les pertes ou les gains en matière de biodiversité ».
La réalité des compensations de la biodiversité
La compensation de la biodiversité – également appelée banque d’atténuation, banque de conservation, compensation environnementale, bassins de compensation et crédits de conservation – a largement émergé de la pratique plus que du progrès scientifique. Maron et al. (2012) affirment que la conviction que nous pouvons restaurer des systèmes naturels complexes témoigne d’une arrogance technologique, tandis que Morrison (2016) reproche à la restauration de présenter la nature comme reproductible et interchangeable, affirmant que « la restauration est au mieux rudimentaire, au pire criminellement inepte »).
Le concept de zéro perte nette suppose que la restauration peut rétablir la biodiversité perdue, mais les preuves à l’appui de cette hypothèse sont rares. Morrison (2016) cite Lockwood et Pimm (1999) qui ont étudié 87 projets de restauration et ont constaté que 17 n’avaient pas abouti, 53 avaient partiellement abouti et seulement 17 avaient abouti. Ces résultats suggèrent que la compensation de la biodiversité peut tout aussi bien faciliter la dégradation de l’environnement, faisant du « zéro perte nette » un objectif illusoire, une promesse creuse ou une politique purement symbolique.
Les approches dites « nettes » sont également en contradiction avec la mission de la Convention sur la diversité biologique (CDB), qui est de vivre en harmonie avec la nature. Ces espaces abritent souvent des communautés locales et des Peuples Autochtones dans une situation de marginalisation économique et politique. Ces communautés dépendent essentiellement de ces forêts et d’autres écosystèmes pour l’eau, le bois de chauffage, les fruits, les noix, la viande de brousse, le fourrage et les plantes médicinales et sont exposées à des impacts variés et différenciés en raison des diverses formes de barrières structurelles qui ancrent et maintiennent la discrimination fondée sur le genre, l’appartenance ethnique, la race, l’âge, le statut économique, l’orientation sexuelle et d’autres facteurs de différenciation.
Les femmes possèdent généralement beaucoup moins de capital, de terres, de ressources économiques, matérielles (eau, revenu issu du bétail), immatérielles (réseau familial, solidarité collective, information) et humaines (travail, compétences, connaissances) que les hommes, ce qui signifie qu’elles dépendent davantage des ressources fournies par les écosystèmes. Cette situation est exacerbée dans les contextes où les femmes sont confrontées à des injustices fondées sur leur statut économique, leur âge, leurs capacités, leur classe sociale, leur orientation sexuelle et leur identité de genre.
Lorsque les industries extractives et d’autres projets n’évitent pas et ne restreignent pas les dommages qu’ils causent aux écosystèmes, les femmes dans toute leur diversité, les jeunes, les personnes handicapées, les groupes historiquement sous-représentés, les Peuples Autochtones, les Afro-descendants et les communautés locales sont les premiers touchés, puisqu’ils perdent leurs moyens de subsistance. Une compensation de la biodiversité dans un autre lieu ne les dédommagera en aucune façon de cette perte. En fait, les compensations de biodiversité et autres approches nettes relatives à la perte de biodiversité « ignorent fondamentalement la dépendance à l’égard de la biodiversité pour les moyens de subsistance locaux, et rejettent de facto sa valeur économique, sociale et culturelle locale ». La perte de biodiversité et des moyens de subsistance peut non seulement éroder la sécurité alimentaire et les identités culturelles locales, mais aussi creuser les inégalités dans le partage du travail (y compris les soins non rémunérés et le travail domestique), empêcher la participation effective et l’égalité des chances pour les femmes à tous les niveaux de la prise de décision, compromettre l’accès au pouvoir et le contrôle des ressources, et déclencher des violences basées sur le genre. Les expulsions forcées, les détentions arbitraires et les emprisonnements injustes sont des pratiques courantes et peuvent également conduire au harcèlement, au viol et aux abus sexuels, sapant ainsi les droits des femmes. Comme le soulignent Bidaud et al. (2018), la gouvernance des ressources naturelles est souvent séparée des considérations relatives aux impacts sur les moyens de subsistance, reléguant les droits sociaux bien loin derrière les objectifs de biodiversité dans les systèmes de compensation.
En réalité, les compensations de la biodiversité sont utilisées par les grandes entreprises et les institutions financières pour réduire les risques opérationnels. Les compensations aident les entreprises dont l’empreinte écologique est importante à conserver leur licence légale et sociale d’exploitation, à améliorer (de manière trompeuse) leur réputation et à réduire le risque de crédit.
Un rapport de l’UICN (2004) basé sur des entretiens avec des acteurs du secteur privé, des gouvernements, des organisations intergouvernementales et des ONG a révélé que le secteur privé s’engage dans des compensations de la biodiversité pour obtenir certains avantages, notamment :
- Un permis d’exploitation via l’amélioration de la réputation et de la bonne volonté réglementaire ;
- Un meilleur accès aux capitaux ;
- Des coûts de mise en conformité moins élevés ;
- De nouvelles opportunités de marché ;
- Des avantages concurrentiels et une influence sur les réglementations ;
- Une cession d’actifs plus « propres » lors des fusions et acquisitions ; et
- Une amélioration de la satisfaction et de la fidélisation des employés.
Malgré ces motivations commerciales, rares sont les évaluations systématiques, dans la pratique, des compensations de la biodiversité et des impacts de la législation. Aux États-Unis, par exemple, il y a eu peu d’évaluations systématiques de l’impact de la législation sur la protection des zones humides et de la réalisation de l’objectif « zéro perte nette ». Lorsque des scientifiques ont examiné 12 des projets d’atténuation dans des zones humides les plus anciennes de l’Ohio, aux États-Unis, ils ont constaté que beaucoup ne remplissaient même pas les objectifs de la réglementation. Au Canada, 63 % des projets visant à compenser la perte d’habitats piscicoles n’ont pas atteint leurs objectifs de « zéro perte nette ». À l’échelle mondiale, jusqu’à deux tiers des compensations par la restauration échouent, et le taux de réussite est encore plus faible pour les compensations qui tentent de créer des écosystèmes de toutes pièces. La plupart des sites de compensation présentent une biodiversité inférieure à celle des zones qu’ils ont remplacées et, dans l’ensemble, l’efficacité écologique des mesures de compensation de la biodiversité n’a pas encore été prouvée.
Les compensations de la biodiversité sont évaluées à l’aide de paramètres tels que l’équivalence, l’additionnalité, le résultat écologique, la longévité, le temps de latence et la réversibilité ; pourtant, ces mesures révèlent souvent une perte continue de biodiversité, ce qui soulève des questions quant à leur validité et à leur efficacité.
L’équivalence écologique est également difficile à défendre, car les écosystèmes créés par l’homme, tels que les zones humides, ne sont pas comparables aux écosystèmes naturels. L’additionnalité – le gain de conservation produit par la compensation qui n’aurait pas eu lieu autrement – peut être compromise par le « transfert de coûts », lorsque les fonds destinés aux aires protégées sont réorientés au profit des compensations. Cette dépendance à l’égard de la perte de biodiversité pour l’expansion continue des aires protégées remet en question le concept d’additionnalité.
La longévité pose un autre problème. Il est difficile de garantir que les compensations durent dans le temps, et la réversibilité, considérée comme essentielle pour que les compensations soient viables, n’a pas de définition objective. Pour faire face à l’incertitude des résultats de la compensation, certains systèmes utilisent des « multiplicateurs », qui majorent la compensation requise. Toutefois, cette approche ne fait qu’amplifier l’incertitude, car les gains futurs peuvent ne jamais se matérialiser.
Le temps de latence entre la perte de biodiversité et la concrétisation des avantages de la compensation peut également entraîner une perte provisoire importante de biodiversité, avec des effets préjudiciables sur les écosystèmes. Les habitats restaurés deviennent de plus en plus incertains avec le temps, et la vérité troublante est que, généralement, les pertes de biodiversité sont réelles, tandis que les gains sont incertains et peuvent ne jamais se concrétiser.
La possibilité d’échanger une perte en biodiversité contre des gains futurs pourrait conduire à un assouplissement des mesures de protection. En mettant davantage l’accent sur les compensations, les législateurs pourraient être incités à court-circuiter les mesures d’évitement. Cela pourrait conduire à une détérioration accrue de l’environnement, les entreprises étant susceptibles d’utiliser les compensations pour atteindre leurs objectifs environnementaux sans apporter de changements substantiels à leurs pratiques.
Le fait que les crédits et les compensations de la biodiversité pourraient détourner l’attention d’efforts de conservation plus efficaces et fournir des opportunités d’écoblanchiment est sujet qui génère une préoccupation grandissante. Une étude réalisée en 2021 n’a trouvé « aucune preuve que les gains de biodiversité résultant des compensations compensent réellement les pertes liées au développement, car ces pertes n’ont jamais été estimées ».
Comme le souligne à juste titre Gilbertson (2021), la compensation de la biodiversité est sans commune mesure avec la violence infligée à la nature humaine et non humaine et illustre la manière dont ces projets réduisent l’opposition au silence, étouffent les mobilisations politiques et renforcent le soutien international à la rhétorique du développement menée par les grandes entreprises.
Conclusion
Il est essentiel que nos gouvernements commencent à reconnaître la biodiversité comme un bien public ; et les biens publics doivent être financés par les gouvernements ou intégrés dans les décisions d’investissement privé par le biais de politiques publiques, de réglementations et d’incitations.
Ce financement doit être le fruit d’une transformation des politiques gouvernementales, et non de mesures volontaires prises par les entreprises et les investisseurs, qui ont toujours refusé de fournir des fonds ne générant pas directement de bénéfices ou n’augmentant pas la valeur actionnariale. Le financement axé sur les politiques devrait inclure une augmentation des taxes pour les entreprises qui nuisent à la nature, des incitations fiscales pour les efforts de conservation, la réorientation des subventions nocives vers la protection de la nature, et des réglementations obligatoires qui exigent d’investir dans des pratiques plus durables.
L’un des principaux résultats proposés par la COP 15 pour combler le déficit de financement de la biodiversité est l’engagement de réorienter un montant de 500 milliards de dollars US dépensés en subventions pour des activités qui détruisent la nature. Cela nécessite, avant tout, un désinvestissement des activités qui contribuent à la perte de biodiversité, y compris les 5 à 7 milliards de dollars que les gouvernements investissent dans des subventions perverses et les 2,6 milliards que les plus grandes banques ont investis dans des secteurs et des projets néfastes pour la biodiversité. En 2022, les subventions aux combustibles fossiles ont atteint à elles seules le chiffre record de 7 000 milliards de dollars.
Pour les gouvernements qui sont encouragés, voire contraints, à soutenir les secteurs extractifs nuisibles à la biodiversité, la réalisation des objectifs du Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal constituera un défi monumental.
Pour obtenir des résultats transformateurs, il faudra démanteler les structures politiques et économiques qui rendent l’extraction rentable, en particulier pour de nombreux pays du Sud global, où elle est nécessaire au maintien de la stabilité économique.
Si l’on ne modifie pas ces systèmes de fond ainsi que les règles du jeu, l’extractivisme se poursuivra sans contrôle, sapant les investissements publics dans le développement durable et rendant impossible une réponse aux causes profondes de l’appauvrissement de la biodiversité. Cette situation entraînera également des préjudices constants, affectant de manière disproportionnée les femmes, les jeunes, les Peuples Autochtones, les communautés locales et les communautés afrodescendantes.
En réalité, la compensation de la biodiversité permet davantage aux entreprises extractives et destructrices de perpétuer et de maximiser leurs empires commerciaux et leurs profits au détriment de la biodiversité, que de combler le déficit financier.